Kultur

Laurent Fels pris « À contre-jour »

On entre cette fois chez Laurent Fels par la porte principale (1), c’est à dire en feuilletant la douzaine de pages qui en constituent les battants et les seuils. Mais, sans doute occupé à poétiser un plus loin, peut-être à l’étage ou au jardin, comme l’aimait faire José Ensch, l’auteur ne nous accueille pas en personne ; c’est Émile Hemmen(2), le doyen de nos poètes luxembourgeois d’expression littéraire française qui nous reçoit. En même temps qu’il nous fait signe d’entrer, il se pose un doigt sur les lèvres, comme pour nous inviter au silence, ou plutôt nous préparer à entendre « ... la voix du jeune poète Laurent Fels qui prend appui sur l’abîme pour mieux se tenir au-dessus. Poète qui s’interroge et qui engage avec la mort un débat dont l’enjeu est le plus haut qui soit. » Voilà qui ne nous étonne guère, nous qui avons lu « La dernière tombe restera ouverte » de Laurent.

Mais Émile fait à présent allusion à « Une vivifiante indignation où le timbre personnel est toujours présent. Un ton qui ne trompe pas, un texte serré (c’est le moins qu’on puisse dire) qui traque le singulier, recherche l’humain et l’infinie variété de nuances dans un labyrinthe d’appels. » Là-dessus il nous lance « Comme un défi tout proche de la déroute » et nous invite, cette fois avec les propres mots de Laurent, à « franchir / le seuil // vers / l’inconnu // regard / penché ».

Mais le seuil, c’est tout ce qui hésite entre l’extérieur et l’intérieur, c’est aussi les passantes ou les passants qui renoncent à passer. C’est les passants et passantes que l’on refuse de voir passer sans nous lire, que l’on invite à franchir le seuil, qui l’osent, qui nous cannibalisent, nous, ceux des écrits vains et ces passantes dont Jalel El Gharbi écrit : « Rachid al-Hallaaq Abû Shâdi, / Le dernier conteur de Damas / Ne pouvait pas savoir que la passante avait pris mon âme ». (3) Le seuil, c’est ça et nous le franchissons. Un long couloir s’ouvre devant nous, au fond faiblement éclairé par une porte-fenêtre donnant sur l’arrière-cour, rectangulaire brillance devant laquelle se découpe « À contre-jour » la silhouette de Nic Klecker. C’est à lui en effet, à l’ami, à l’écrivain, à l’humaniste, au poète, qui n’a pas survécu longtemps au départ de sa compagne de vie, mais auquel survivra longtemps, très longtemps le souvenir de sa poésie et de son engagement, que Laurent dédie son petit recueil.

C’est donc Nic Klecker qui remplace désormais son vieux camarade Émile Hemmen et qui nous guide le long du couloir qui traverse de part en part l’ouvrage avec sa douzaine de portes entr’ouvertes sur les poèmes felsiens. « C’est des chambres obscures / de mes veines / subconscient illuminable / que remorquent mes gestes / et mes paroles »(4), nous prévient Nic. Nous laisserons-nous décourager pour si peu ? Non, car nous le savons bien – je vous l’ai suffisamment écrit : Fels n’est obscur que pour ceux qui se limitent aux significations convenues, au verbatim d’une pensée qui transfigure et transcende les mots lui servant de support écrit.

Stéphane Mallarmé n’affirma-t-il pas : « Nommer un objet, c‘est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve ! » ? Ce principe fondateur du minimalisme poétique, que Mallarmé semble avoir énoncé par mégarde avant de le noyer dans sa prolixité, celle du 19ème siècle, ne tomba pourtant pas que dans l’oreille de sourds. Un siècle plus tard, le grand acteur Laurent Terzieff ira plus loin encore en affirmant que « L’âme n’est chaude que de son mystère »(5).$

Que reste-t-il alors aux objets, aux mots, aux noms ? pourrions nous demander, en ouvrant la quatrième porte. Et Laurent, qui nous y attend, comme derrière chacune d’elles, de nous répondre : « tu demandes / l’espace // d’un / nom // à / moitié // mot ». Mais Nic, conscient de notre perplexité, nous pousse à avancer et, derrière la porte suivante, nous voilà comme aveuglés, et l’« éclat / devient // absence / à la / limite / de la // parole / tue ». « La parole tue » n’est pas simplement non dite, elle peut tuer... l’essentiel, ce qui importe. N’est-ce pas tout Gilbert Bécaud dans l’une de ses plus belles chansons, où il chante, après chacune des quatre strophes de cafard, difficultés et autres coups du sort : « L’important c’est la rose » ? C’est-à-dire que, non seulement les quinze douzaines de mots formant le reste de la chanson n’ont pas grande importance, mais que, même de ce qui reste, la rose, il ne faut retenir que les significations métaphoriques. C’est la vie, la mort, le temps qui passe, l’amour, la femme, la jeune fille, autant de principes ou d’êtres qui, selon Mallarmé, ne seront pas écrits, uniquement suggérés, et dont Terzieff dit que leur mystère seul réchauffera l’âme du lecteur.

Que reste-t-il alors des objets, des mots, des noms ? demandons-nous de nouveau quelques portes plus loin, disons, aux pages 18 et 19 ? Que reste-t-il des poètes disparus, dont la présence tourmente autant le poète que celle de sa propre tombe ? Que reste-t-il de ceux qui nous ont quittés après avoir ensemencé notre littérature et qui continuent à électriser la culture de leurs textes lumineux ? Laurent Fels les nomme-t-ils ? On l’aura compris, ce n’est guère son style. D’ailleurs, nommer équivaut d’une certaine manière, comme le rappelle le poète Léopold Sédar Senghor, à « posséder ». Et rien n’est plus éloigné de la possession que la poésie felsienne, où seul la pudeur du non dit éclaire l’essence de ceux qui continuent à nous éclairer, de ceux dont l’« éclat / devient // absence / à la // limite / de la parole tue ». Mais l’auteur continue, en songeant sans doute à José Ensch, à Nic Klecker, peut-être en pressentant déjà le proche départ de Roger Manderscheid, à « écrire... » que « ... la // disparition / efface / les / contours // dans / leur // brève / éternité ».

Idéale pour ceux qui n’aiment ni les longs discours ni les romans fleuves, la poésie de Laurent n’en exige pas moins une grande concentration, ainsi qu’une lecture plus profonde que légère et plus intuitive que perspicace. Il ne faut donc pas hésiter à payer le prix du dépouillement et savoir consacrer à huit de ses mots le même temps de lecture qu’en exigent trois pages de roman. Et, ceci étant dit, ma foi très superficiellement et sans prétention aucune de ma part, je lui rends la parole devant la dernière porte, où il nous confie : « dans / l’autre // je me / reconnais / pauvre ». À bon entendeur salut et... bonne lecture, à contre-jour(6), bien sûr.

***
1) Autres articles sur Laurent Fels dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek : 25.4.06 « Comme un sourire », 19.6.07 « Intermittences », 13.12.07 « Sous l’égide du bleu - essai sur l’oeuvre d’Élisa Huttin », 21.12.07 « La dernière tombe restera ouverte », 2.4.09 « Regards sur la poésie du XXe siècle -Tome I », 7.11.09 « Arcendrile suivi de Nielles », 13.1.2010 « Énièmes quêtes de Laurent Fels dans Anabase de Saint-John Perse ».

2) Le poète Émile Hemmen est déjà bien connu des lecteurs de notre Zeitung, où j’ai déjà présenté ses recueils « Histoires de soifs » (septembre 2004), « Jeux de pistes » (janvier 2007) et « L’arbre chauve » (juillet 2007).

3) Dans le recueil de poèmes de Jalel El Gharbi « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », Éditions du Cygne, Paris, 2010

4) Vers extraits du recueil de Nic Klecker « L’écoute du Silence », Estuaires 2009, que je vous ai présenté dans mon article « Nostalgie et effluves marines » dans la Zeitung du 23.7.2009 ensemble avec le recueil d’Alain Jégou, « Une meurtrière dans l’éternité ».

5) selon l’acteur Fabrice Luchini ce 3 juillet au journal télé de 20 h sur « France 2 » dans une interview consécutive au décès de Laurent Terzieff.

6) « À contre-jour », plaquette de 33 pages aux Éditions Rafael De Surtis, collection Pour une terre interdite, tirage limité à 200 exemplaires numérotés de 1 à 200

Giulio-Enrico Pisani