L’âge de la mémoire, ou ...
Le 1<sup>er</sup> BIS d’Émile Hemmen
Vous souvenez-vous d’«Un boire sans soif», le splendide recueil de poèmes d’Émile Hemmen publié par MediArt en septembre 2018, que je vous présentai en ce début janvier 2019? Qu’objectai-je alors, face à cet étrange titre plus antinomique que vraiment folichon? Comment, me demandais-je: absence de soif? Voilà qui reste à démontrer! L’âge? Hmm, j’ai mes doutes. Il est vrai que, né à Sandweiler le 6 décembre 1923, notre Émile national n’est plus de toute première jeunesse. Aussi, ne ressent-il sans doute plus, vers l’approche de tout un siècle consacré à La vie, comme tout le monde, puis à la littérature et à la poésie, comme lui seul, la fougue, le «Sturm und Drang» de sa première verdeur. Pourtant, la source poétique continue à jaillir plus vive que jamais et à chanter sans trêve. Aussi, moins de six mois après la parution de ce dernier livre chez mediArt, voilà qu’une maison d’édition bretonne (1) publie le tout dernier né dans la vaste famille poétique d’Émile, le recueil de poèmes:
«L’âge de la mémoire»
Après nous avoir donc confié fin 2018 vouloir continuer à boire le présent sans soif du futur (2), Émile se sent peut-être bien poussé à donner également une chance au passé. En portant, selon moi, dans ce nouveau recueil un regard sans complaisance vers l’«avant-hier», il ne fait en fait que répondre au formidable BIS qu’il mérite pour le très long et richissime concert de nouvelles, romans, mémoires, articles, études et bien d’autres expressions littéraires, mais surtout poèmes (3), qu’il nous a déjà offerts durant ces dernières 70 années. Authentique joyau de coeur et de lucidité, «L’âge de la mémoire» réunit une petite vingtaine de poésies ponctuées par quelques exquis dessins du peintre et dessinateur breton Georges Le Bayon (4), un ami commun avec cet autre breton, mais marin poète, lui, que fut Allain Jégou (5), qui chanta surtout la mer et sa philosophie indomptable. «Qu’est-ce qu’une vie / Sinon gagner du temps (...) Et poursuivre vaille que vaille / L’ineffable combat» clamait-il encore face aux rouleaux, avant d’aller rejoindre Nic Klecker, ce poète bien de chez nous et ami d’Émile Hemmen, tout comme le mien. J’appelais en mon for intérieur Jégou, Le Bayon, Hemmen et Klecker – qui sait pourquoi? – le «quatuor breton». Il est vrai que l’eau de la Syre et de la Moselle finit dans l’Atlantique...
Pardonnez-moi cette brève parenthèse, que m’ont inspirée les dessins de Georges Le Bayon, car vous ne trouverez, à part le dessinateur, l’éditeur et l’imprimeur, vraiment rien de breton ce nouveau recueil. Le vent de Bretagne est encore bien trop frais et vivant et peut-être, du moins en partie, encore trop chargé de souvenirs douloureux. En nous faufilant aujourd’hui entre ces quelques pages, ces courtes strophes, ces vers précis, vivaces et ciselés comme des gemmes, nous vibrons bien plus près de chez nous au Grand-duché, mais aussi beaucoup plus loin dans le temps. Je parle de ce temps où pour le poète «... L’eau de la Syre / ouvrait le monde. // Cette eau – miroir / hors de l’oubli, / la fièvre de nos rêves / dans l’oublieuse envie...». Aussi étonnant que cela puisse paraître, tout l’ouvrage est empreint d’une grande mélancolie – «spleen» eût jadis précisé mon professeur de français –, mais je ne crois pas que le mot convienne réellement, car la vie continue à brûler intensément sous les mains, par la plume, hors de la mémoire sempervirente du vieil écrivain.
«Mains de faïence (...) Jeune corps laiteux (...) Pouvoir des mots et des caresses (...) Présences en chair (...) Le creux natal et chaud / hors du trop-plein / de la mémoire», sont autant de vers cueillis dans le pré d’une verdeur physique certes lointaine, mais toujours présente dans la sempervirence de l’âme. Après cela, peu à peu, réclamé par les bravos, ce BIS magique accélère le rythme de sa cueillette mnémonique le long des parterres en laborieuse mais irrésistible germination derrière les barreaux catholico-paysanns. «Odeur de paille (...) Chair exilée / à l’intérieur des interdits / Petite chair blanche (...) bardée d’envies secrètes.» Aux premières impulsions, aux premiers mouvements, succèdent les tâtonnements, l’exploration des corps... Certes, c’est affaire à suivre, mais aussi découverte d’une poésie nouvelle, plus claire, parfois même limpide, moins chargée en symboles et allégories... Voilà qui se fait rare ces derniers temps, où déchiffrer les écritures parfois sibyllines ou hermétiques des certains poètes contemporains n’est pas toujours une sinécure. Ne dirait-on pas – simple impression, nulle certitude! – qu’Émile veut éviter tout malentendu pour ce premier BIS? Il n’hésite en effet pas à y parcourir son passé depuis la «Lignée d’anciens / emmurés dans leurs silences, // feuilles mortes / tombant sans bruit / dans le ciel bas de leurs tristesses...» en première page, jusqu’au «Fond lumineux / d’une longue après-midi / où le miroir a débordé de mouches...» éclaire la fin du livre.
Au bout de son recueil, notre Émile national conclut: «Les choses ont basculé / dans nos fatigues.» Je sais que je me répète, amis lecteurs, mais ce titre de «national» que nous sommes en droit de lui donner avec toute notre estime et notre coeur vaut au moins autant que les cinq prix (6) qu’il a gagnés de 1959 à 1995. Je pense tout d’abord au Prix Huberty-Garnier, projet pédagogique, Luxembourg. Puis il a été lauréat du Concours international de la Francophonie, France, lauréat du Concours Amnesty International, Luxembourg; lauréat du Concours littéraire national de poésie, France, lauréat du Concours interrégional LSV et a également reçu le Grand Prix ONITIS pour «Souffles partagés», France. Ceci dit seulement pour information, car ces titres ou prix n’apportent strictement aucun mieux ou autre brillant au bijou poétique qu’est «L’âge de la mémoire».
Giulio-Enrico Pisani
***
1) Éditions Folle Avoine, Le Housset, 35137 Bédée (près de Rennes), France
2) «Un boire sans soif», recueil de poèmes et livre d’art, édit. mediArt, Luxembourg
3) Ne pouvant remplir deux pages entières de notre Zeitung avec la liste de ses publications, je suggère de consulter https://fr.wikipedia.org/wiki/Emile_Hemmen et www.autorenlexikon.lu/page/author/319/3193/FRE/index.html
4) Georges Le Bayon illustra également le magnifique album qu’est «Un boire sans soif»
5) V. mon article «Collection 99 : nostalgie et effluves marines» sur la poésie de deux grands amis d’Émile Hemmen: Nic Klecker & Alain Jégou» sur zlv.lu/spip/spip.php?article986
6) Wikipedia