Cyclamen, un caïeu d’enfant mort ?
Simultanément à ce mini-recueil de poèmes de Laurent Fels, poète dont je présente les oeuvres dans nos colonnes depuis plus de dix ans, j’aimerais aujourd’hui vous parler de l’éditeur qui l’a publié. Quant à l’auteur, «qui / pardonnera // la dernière minute // le geste / d’une main // en contre- / plongée...», me pardonnera-t-il également l’irrévérence d’user à ce fin quelques-uns de ses mots portant «sur l’autre / versant // de la / page // l’haleine / tiède // souffle / effacé // - un présage / né d’une / promesse»? Est-ce donc cette promesse, que la micro-maison d’éditions La Porte veut tenir, en publiant dans sa collection «Terre à Ciel, Poésie d’aujourd’hui» ses petits livres de quelques 16 (parfois 24) pages, cousus-main, tirés et numérotés à 200 exemplairesi? Est-ce également entre les pétales de ces mini-réceptacles couleur crème que, à l’instar d’un horticulteur amoureux, Yves Perrine, leur directeur, couche les poèmes, ces bulbes gros des rêves dont il enrichit ses parterres bibliophiliques? Sûr! Et que Cyclamen Persicum Felsi y figure en bonne place n’a en soi rien d’étonnant.
Rien d’étonnant non plus, que nous soyons reçus dès les premières mini-pages de ce mini-livre, par des mini-vers mesurés avec une telle parcimonie, qu’elle pousse le désormais fameux minimalisme felsien jusqu’à économiser majuscules et ponctuation. Il ne vous reste plus qu’à l’imaginer, ami lecteur. Oh, non pas arbitrairement, bien sûr, ni, non plus, selon votre premier ressenti! Si vous y avez déjà gouté, vous n’ignorez plus que la poésie de Laurent Fels se livre et se déguste moins que toute autre de la façon prédigérée dont l’oiselle nourrit ses petits. Ses couplets, ses vers, ses mots finement choisis et précisément placés là, où vous les lisez, ne constituent pas des agapes artistement préparées selon les règles de la poétique avec les ingrédients de l’imaginé ou du ressenti d’un auteur-maître-queux. Loin de là! La magie est ailleurs. Par de simples indications, clefs enfilées sur un cordon que vous seuls pourrez dénouer, l’auteur vous encourage à devenir à votre tour le poète que la lecture de ses mots, mais aussi de ses non-dits, de ses points, points-virgules, ou points d’interrogation absents, pousse à placer selon son entendement, sa sensibilité et ses sentiments... Les vôtres?
Ce n’est pas chose aisée, sans doute. Mais elle se révèle vite d’autant plus gratifiante, qu’elle fait de vous un poète dans le sens complet du terme. Vous voilà, en effet, poète lisant le poète... «qui / pardonnera // la dernière / minute // le geste / d’une main // en contre- / plongée // encore / aimante /// où tressaille // l’ombre / d’un doute // comme / une enfance // enfouie / dans le regard // de deux / yeux // morts»! À moins qu’il y ait doute, bien sûr... Dans ce cas, vous percevrez ces deux premières pages plutôt comme interrogation, que, à défaut de ponctuation imposée, vous pourriez lire «Qui / pardonnera // la dernière / minute // le geste / d’une main // en contre- / plongée // encore / aimante /// où tressaille // l’ombre / d’un doute // comme / une enfance // enfouie / dans le regard // de deux / yeux // morts?». Vous n’avez que copié en majuscule la première lettre, placé un point d’interrogation à la fin, et déjà tout change. Le poète qui pardonnera devient... des inconnus appelés à pardonner. C’est une interprétation. Mais qu’en est-il de la parole sous-tendue et des nombreuses idées sous-entendues, ou simplement possibles? Que ressentez-vous quand «... l’enfant // se retire / dans la // fosse /verte // vaincu / et comme // mort / d’avoir vécu»? Le Cyclamen ne manque pas de variantes, ni ses caïeux, mais ceux-ci reposent encore dans les non-écrits de Laurent Fels. À vous de les découvrir, les réveiller et les révéler!
L’une des caractéristiques essentielles de la poésie de Fels réside en effet non seulement dans l’immense liberté de lecture, d’interprétation et d’appréciation qui vous y est laissée, mais surtout dans son choix d’être plutôt votre inspirateur que votre précepteur, ou, si vous préférez, plutôt votre entraineur que votre maître. Vu par le poéticien et poète Jalel El Gharbi, le minimalisme poétique de Fels et son abandon de l’exhaustivité en faveur d’une réduction quasi-binaire, peuvent nous faire «... penser (...) aux oeuvres de Malevitch scindant l’objet en deux (dans ce qu’on pourrait appeler une poétique de la fissure)». C’est pourtant Stéphane Mallarmé qui s’en approche – je pense – le plus, dans sa réponse à Jules Huret, qui la rapporteii comme suit: «Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu; le suggérer, voilà le rêve!». Paradoxe, que celui de ce maître dispensant un conseil dont il faisait fi! Mais peut-être estimait-il que le temps n’en était pas encore venu.
Les mots qui importent seraient-ils donc ceux qu’on n’écrit point ni ne lit? me demandai-je déjà lors de ma précédente présentation de poésie felsienne. Ceux que j’appelais les non-dits? Et pourquoi, ce qui est si fréquent dans la vraie vie, le sous-entendu, la circonlocution, l’insinué, l’invisible, le «tourner autour du pot» ne serait-il pas possible en poésie, genre littéraire où, de nos jours, quasiment tout est permis? Laurent tournerait-il autour des mots? Oui, mais seulement pour mieux en définir d’aucuns, les situer – heureux élus – au milieu de la feuille (presque) blanche, des non-dits ou de leur résultante: son poème. Et pourquoi devrait-on décrire tout ce qui s’agite autour d’un feu de camp, lorsque, placé dans tel contexte, le terme «feu de camp» peut à lui seul définir la scène, tout comme, un peu plus loin, l’expression «braises fumantes» témoignerait du même camp sombré en quasi-léthargie? Lancez-vous donc et n’hésitez plus à découvrir entre les pétales du Cyclamen de Laurent Fels votre propre créativité poétique, et peut-être parviendrez-vous à dégager une lueur d’espoir de ce jardin à la normalité tragique!
Né à Esch/Alzette en 1984, Laurent Fels est enseignant-chercheur, écrivain, poète, professeur de littérature française et de latin, éditeur, lauréat de plusieurs prix, ainsi que membre et coopérant de tant d’académies et prestigieuses institutions à travers le monde, que je vous laisse le soin d’en découvrir le détail sub:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_Fels
Giulio-Enrico Pisani
1) Pour commander Cyclamen, s’adresser soit à Yves Perrine, 215 rue Moïse Bodhuin, F-02000 Laon, ou se renseigner auprès de Laurent Fels, laurent.fels@education.lu. Prix : 3,80 EUR le livret (ou 6 numéros – abonnement à La Porte – à 21,- EUR) port compris... pour la France. (et le Luxembourg ???)
2) Jules Huret : Enquête sur l’Évolution Littéraire, Les Précurseurs, Stéphane Mallarmé, Bibliothèque-Charpentier,1891. En ligne, notamment sur ttps://fr.wikisource.org/wiki/Enquête_sur_l’évolution_littéraire