Centenaire de la naissance de Romain Gary
Regards croisés : l’œuvre parallèle Romain Gary/Emile Ajar
Spécialiste en lettres modernes, Amélie Vrla, dans son livre Romain Gary, Emile Ajar, regards croisés, publié chez L’Harmattan (www.librairieharmattan.com), articule sa recherche, lors de sa lecture des romans de Gary/Ajar, de ce qui, chez Gary, annonce l’écriture d’Ajar et ce qui chez Ajar, rappelle Gary. Amélie Vrla a examiné plus profondément les connivences entre Gary et Ajar, la complicité des deux écritures qui transparaît lors d’une lecture un peu attentive, ces habitudes dont il est difficile de se défaire, et cela même sous pseudonyme, le goût de l’homme pour certaines tournures, certaines images, certains procédés littéraires dont il ne désire pas se détacher le temps de l’écriture d’une œuvre parallèle.
Né en 1914, décédé en 1980, il est couronné à deux reprises par le Prix Goncourt, en 1956 et en 1975, sous des pseudonymes différents. D’origine russe, né à Vilnius de père inconnu, Romain Kacew, dit Romain Gary, a passé une partie de son enfance avec sa mère en Lituanie, puis en Pologne.
Il fait son entrée dans le monde des lettres de manière remarquée, avec son livre l’Education européenne, publié en 1945. Ce livre témoigne de la résistance polonaise aux nazis. La célébrité ne tarde guère, Les couleurs du jour le précipite vers une reconnaissance manifeste. Puis, le Prix Goncourt vient saluer Les Racines du ciel en 1956. Son personnage, Morel, est contraint de renoncer à sa lutte contre l’extermination des éléphants d’Afrique.
Avec La promesse de l’aube, Gary révèle un humanisme sincère. Kill, ainsi que Les oiseaux vont mourir au Pérou, dévoile une œuvre qui brille par son excellence.
Sous le pseudonyme d’Émile Ajar, il publie trois romans burlesques (Gros-Câlin, 1974 ; La Vie devant soi, Prix Goncourt 1975 ; L’Angoisse du roi Salomon, 1979), salués avec enthousiasme par la critique qui croit avoir affaire à un nouvel écrivain.
La mystification réussit à un tel point que l’on ne découvrira la véritable identité d’Ajar qu’après la mort de Gary (Vie et mort d’Émile Ajar, posth., 1981) et que celui-ci, fait unique dans l’histoire littéraire, reçoit une seconde fois le Prix Goncourt. Outre ses autres romans (Lady L., 1959 ; La Danse de Gengis Cohn, 1967 ; La Tête coupable, 1968 ; Chien blanc, 1970 ; Les Enchanteurs, 1973 ; Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, 1975 ; Clair de femme, 1977 ; Les Cerfs-volants, 1980), on lui doit un pamphlet contre le Nouveau roman (Pour Sganarelle, 1965). Un an après le suicide de l’actrice américaine Jean Seberg, dont il était divorcé, il se donne la mort.
Pour bien comprendre cette œuvre double ou double œuvre, je recommande vivement l’ouvrage d’Amélie Vrla.
Elle dissèque l’écrivain Gary et son double, son frère jumeau. Celui sans qui il n’aurait sans doute pas survécu, sans qui il aurait couru le risque de glisser dans la folie.
Quelle est l’idéologie propre à Gary ? Quels sont les sujets qui lui tiennent à cœur ? Quelle manière a-t-il d’envisager le monde, le rapport qu’il a au monde, aux hommes ? Quelles théories élabore-t-il à leur propos ? Quel rôle joue l’écriture dans ces théories ? Et en quelle mesure toute cette idéologie est-elle encore présente chez Ajar ? Bien que légèrement grimée, de la même façon que le petit Momo de La vie devant soi tente de maquiller la mort de Madame Rosa, à l’aide de couleurs, de fleurs et de flacons de parfum ?
Amélie Vrla désirait découvrir les raisons qui ont poussé Gary à se lancer dans une telle aventure, à corps perdu, presque comme si sa vie en dépendait - une idée sur laquelle il conviendrait d’ailleurs de s’attarder, étant donné les conséquences qu’eurent sur Gary et son entourage l’affaire Ajar.
Les personnages de Gary circulent à travers ses œuvres et les quatre romans d’Ajar, vivent et racontent la même histoire. Il ne changera jamais. Têtu, il écrit trente livres qui tous répéteront inlassablement la même histoire d’une personne nue et perdue qui tente vainement de se vêtir d’oripeaux quelconques.
Le dernier roman de Gary, Les Cerfs Volants, dédié à la mémoire, semble un livre de commencement, cette fois sans désespoir.
Ce roman signé Gary annonce enfin la quiétude, le repos de l’âme que Gary trouvera dans la mort, loin du tourbillon de l’aventure Ajar et des séquelles qu’elle laissa en lui, loin de la constante imposture artistique, de la quête désespérée d’un nouveau soi, libre du Royaume du Je, de son arrogance et de son nombrilisme.
Amélie Vrla écrit qu’Ajar est devenu l’incarnation du profond désespoir de Gary, de son angoisse de vivre, mais qu’il a aussi permis à Gary de faire de cette angoisse une œuvre, de l’utiliser au service de la Littérature, d’en faire les fondements de quatre romans emprunts d’une sensibilité, d’une poésie, d’une émotion à fleur de peau et d’un humour exceptionnel.
Passons à une autre dimension de l’œuvre de Gary, l’album publié par Futuropolis (www.futuropolis.fr) : La promesse de l’aube, Romain Gary illustré par Joann Sfar. Scénariste et dessinateur de bandes dessinées, pour adultes comme pour la jeunesse, romancier, cinéaste, commissaire de l’exposition Brassens à la Cité de la Musique, ou homme de radio, le nom Joann Sfar est devenu incontournable pour qui s’intéresse à la culture.
Pour honorer le centenaire de la naissance de Romain Gary, Joann Sfar lui rend hommage en s’appropriant une de ses œuvres, l’accompagnant de son trait nerveux, de sa liberté de ton, et avec sa générosité coutumière.
Écoutons Joann Sfar : «Ce qui me plaît chez Gary, c’est sa conscience apatride de la France. Ce sont les juifs qui sont venus de la Gaulle, surpris de découvrir qui le rejoint à Londres, c’est ma grande fierté. Gary s’en fout de la religion ; sa religion c’est la France. Mais une France fantasmée, améliorée, imaginaire et grandiose. C’est la France que s’imaginaient les petits juifs, d’Albert Cohen à Gainsbourg en passant par Gary».
Au Mercure de France vient d’être publié l’album Jean Seberg, photos, un fort émouvant ouvrage contenant 200 photos en couleur et noir et blanc, la plupart inédites, issues de la collection privée de Diego Gary, le fils de Jean Seberg issu de son union avec Romain Gary. Photos de plateau, de gala, de magazine, documents de travail, pages de scénario annotées de la main de l’actrice, cartes postales, mais aussi photos intimes d’une vie familiale gaie et joyeuse retracent la carrière d’une actrice exceptionnelle qui fut aussi une figure éminente de la vie culturelle des années 60.
La grande majorité des romans de Romain Gary/Emile Ajar ont été publiés en poche, dans la collection Folio Gallimard (www.folio-lesite.fr).
Dans la collection Les Cahiers de la NRF chez Gallimard (www.gallimard.fr/ www.decouvertes-gallimard. fr), vient de paraître Le Vin des morts, un roman inédit de Romain Gary, signé de son vrai nom, Romain Kacew. Commencé en 1933 alors que Gary, âgé de dix-neuf ans, est inscrit à la Faculté de Droit d’Aix-en-Provence. Le Vin des morts a été achevé avant la guerre et refusé par Denoël. Gary ne s’en est jamais séparé. Le jeune héros, Tulipe, bien vivant, tourne en rond dans un souterrain peuplé de cadavres grotesques : des maquerelles, des flics, des anciens de 14-18, des moines, des sous-préfets, des enfants. Un Dieu saoul et colérique préside à cette danse macabre. On apprend à la fin, la boucle étant bouclée, que Tulipe s’est endormi ivre mort dans un cimetière… Avec cette histoire drolatique et libertaire, Gary nous plonge dans la misère de l’après-guerre et de la crise de 29, et décrit plus généralement celle de l’humanité. La présentation de Philippe Brenot montre comme Le Vin des morts a servi de laboratoire et de matériau pour l’œuvre à venir : Romain Kacew a ressurgi en Emile Ajar, après avoir été longtemps occulté par Romain Gary.
Toujours chez Gallimard, dans la Collection Blanche, vient de paraître Le sens de ma vie, entretien inédit de mai 1980, avec une préface de Romain Gary. Cet entretien est le dernier témoignage de Romain Gary, quelques mois avant sa mort le 2 décembre 1980. Il a été réalisé par Jean Faucher pour Radio Canada. Dans ce long monologue découpé en quatre parties, Romain Gary fait le bilan de sa vie. Comme l’écrit Roger Grenier dans sa préface : «Si l’on retrouve, dans la présente transcription de cet entretien, bien des confidences, des anecdotes, des opinions que l’on a lues dans La Promesse de l’aube et La nuit sera calme, il faut le lire comme le dernier état de son autobiographie, ou tout au moins de ce qu’il a bien voulu dévoiler de l’ambition, des espoirs, des succès et des humiliations qui ont fait sa vie. Dans cet entretien testamentaire, Romain Gary apparaît tour à tour émouvant et drôle, orgueilleux et humble. Il semble tiraillé entre la légende qu’il a forgée, l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être et son désir de lever enfin le voile sur sa vérité».
Lire, relire ou découvrir Gary/Ajar, s’est effectuer un voyage qui fait du bien !
Michel Schroeder